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Juste un trait d'encre noire
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  • Un blog pour partager des écrits de toutes sortes, au fil de l'inspiration des jours à venir. Récits de balades - le plus souvent pudiques, mais qui pourront parfois sembler indécents à certains - dans les contrées de mon âme trouble.
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4 juin 2017

Autobiographie en 2 photos

IMG_0006

Jour de baptême. L'enfant porte une robe blanche à dentelles, un manteau de la même couleur par dessus ; et un petit bonnet.

 

Je suis ce bambin au visage rond, une mèche châtain lui barrant le front. J’ai l'air pensive, peut-être un peu perplexe. Comment se souvenir de ce à quoi l'on songe à cet âge-là ? Je débute ma vie, je ne le sais pas encore mais mon enfance sera privilégiée de s'épanouir dans le sillage d'un homme audacieux. Ce géant qui me tient dans ses bras puissants et me regarde en souriant vraiment. Pour lui, qui n'eut d'autre descendance qu'un garçon adopté – fruit de l'amour de son épouse et d'un premier mari – cette deuxième petite-fille est un nouveau cadeau inestimable.

Le cliché a été pris près d'un rosier en fleurs – l'une de ses marottes, comprendrai-je plus tard – symbole d'affection sincère, de beauté et de poésie.

Je tiens l'un de ses doigts, bien serré, au creux de ma minuscule main droite. Une seule des siennes peut contenir toute ma tête. Sans doute est-ce que cela me rassure de me cramponner ainsi à lui, perchée que je suis à la hauteur de son cœur. Image aux teintes délavées par les années. On devine un coin de jardin à l'arrière plan de notre duo, sur lequel se concentre la mise au point de l'appareil photographique. Lui, moi, le ciel et la terre.

Il y en aura trois, au final, de ces têtes blondes à chérir, gâter et éduquer, pour ces grands-parents consciencieux.

 

Le temps défile, s'étire ; invisible. Une plume danse dans les vents qui balaient l'existence. L'enfant grandit, devient jeune fille puis femme. Le chemin du grand-père, lui, s'affirme, se sublime puis s'abîme, faisant pourtant de lui un vieil homme honorable.

 

Nous revoici quelques trente ans plus tard.

Jour de partage. Un bon repas, du vin, des idées et des mots profonds qui circulent, se répondent ; de l'amour.

 

IMG_0007

Gros plan. Joue contre joue. Deux paires d'yeux tournés vers l'objectif. Saint-Exupéry n'a-t-il pas écrit : « Aimer, ce n'est pas se regarder l'un l'autre, c'est regarder ensemble dans la même direction » ?

Les cheveux de mon aïeul, déjà épars à la cinquantaine bien sonnée, ont disparu, volés par le marchand de sable. Celui-là même qui, jadis – pendant les histoires contées aux gamines – saupoudrait si généreusement sa poussière onirique, sur les paupières du patriarche, que celui-ci tombait de sommeil à même la moquette bien avant que les petites ne s'endorment.

Comme un temps arrêté sur une complicité à nulle autre semblable. Un lien tissé de rires et de larmes, d'indignations et d'émerveillements communs, de petits plaisirs simples et de grandes envolées. Dans son regard, une expression sereine de tendresse et de bienveillance.

Enfant, je m'accrochais à lui pour ne pas flancher sur la route chaotique de mes découvertes ; adulte, je me sens proche de lui du plus profond de moi, j'ai appris qu'il est mon âme sœur.

Je souris aujourd'hui de cet instant figé quelque part dans la vie, comme alors je souriais d'un sentiment de quiétude amusée et d'un excès de vin.

 

Les souvenirs remontent à la surface de ma conscience en zigzagant le long du fil de l'existence...

Premiers pas, premiers coups de pédale, premières brasses, il se tient là, rassurant, vigilant.

Premiers grains de sable marin, premiers flocons quelque part en montagne, premières exaltations d'ailleurs, et toujours sa présence, enthousiaste, attentive.

On s'allonge côte-à-côte sur l'herbe tendre et on rêve éveillé des mondes dans les nuages.

On partage des signes d'amour secrets où nos doigts s'entremêlent.

On lit. On écrit. Je l'aide à trier ses graines d'iris. Mon grand-père, jardinier-philosophe, greffe aussi des rosiers et invente de nouvelles espèces.

Je découvre l'amour, je m'envole et il surveille sans en avoir l'air les pirouettes que je dessine dans l'azur. Je tombe, je m'écrase au sol et m'enfonce vers les entrailles noires de la Terre, sa main vient me chercher pour m'extirper de ce qui blesse.

Je m'extasie d'idées philosophiques. Nous débattons avec entrain. Alain, je crois me rappeler, avait sa préférence. Je m'enthousiasme de pensées humanistes et nous voilà tous deux projetés au temps des Lumières. Parfois, de tant d'exaltations, nos yeux sont embués.

Il y en a tant et tant, de ces moments de grâce partagés.

 

Bientôt il va partir et je garderai en mémoire, grâce à cet art photographique – autre de ses passions – une partie de nos moments de connivence. Ce dont je me souviendrai le plus néanmoins, pour toujours et sans nul besoin d'images palpables, c'est de cet échange que nous eûmes lorsque, au tournant de sa quatre-vingt huitième année, alité dans cette chambre d’hôpital dont il ne ressortirait pas vivant, je lui demandai :

- "Qu'est-ce que je peux faire pour toi Papy ? Sa réponse - et je suis si émue chaque fois que j'y songe - fut :

- Continuer à m'aimer."

Plus tard – quelques jours ou semaines, je ne me souviens plus – par une chaude journée d'été, le jaugeant si léger et le voyant si frêle, alors que toute ma vie durant il avait été ce chêne inébranlable sur lequel s'étayait le saule que j'étais, je repensai à ces mots de Jaccottet1 qui m'avait un jour bouleversée :

 

Sinon le premier coup, c'est le premier éclat

de la douleur : que soit ainsi jeté bas

le maître, la semence,

que le bon maître soit ainsi châtié,

qu'il semble faible enfançon

dans le lit de nouveau trop grand,

enfant sans le secours des pleurs,

sans secours où qu'il se tourne,

acculé, cloué, vidé.

 

Il ne pèse presque plus.

 

La terre qui nous portait tremble.


Alors que la morphine lui était devenue la seule compagne tolérable, il y eut cet ultime contact, fugace, que je garde comme un souvenir vaguement magique, entre rêve et réalité. Cet instant suspendu où il attrapa ma main pour la serrer, avec une fermeté inouïe, entre les siennes éreintées, décharnées. Ses yeux, vides pourtant, me fixèrent intensément l'espace d'une seconde, puis se refermèrent. Il était reparti dans les limbes de son coma artificiel. Un éclair de conscience, juste pour dire adieu, la veille de son aller sans retour vers ailleurs.

1In Philippe Jaccottet, A la lumière d'hiver, NRF, p.15

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Commentaires
T
C'est tellement ça,tellement lui!!!!
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