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Juste un trait d'encre noire
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  • Un blog pour partager des écrits de toutes sortes, au fil de l'inspiration des jours à venir. Récits de balades - le plus souvent pudiques, mais qui pourront parfois sembler indécents à certains - dans les contrées de mon âme trouble.
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4 juin 2017

Texte de base pour réécritures, à la manière de Proust et de Valérie Mréjen

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Juin 2013. Le Caire, période de Ramadan.

 

Une foule dense et bruyante se presse aux abords du grand souk Khan El Khalili. C'est l'après-midi, il fait beau, et les habitants de la ville-monstre semblent au ralenti. Hommes, femmes, jeunes ou vieux, tous animés d'une joie pudique, attendent patiemment le coucher du soleil, l'heure miraculeuse où il fera enfin frais, le temps venu de rompre le jeûne.


Un couple d'occidentaux avec une petite fille très observatrice vient de prendre place à l'une des tables disposées sous la pergola du café L'Orient.

La femme, qui porte le nom d'Ava, regarde tout autour d'elle avec une avidité tranquille ; elle semble chercher à imprimer dans sa mémoire chaque détail du décor qui l'environne. Le figuier et la vigne qui s'entrelacent pour ombrer la terrasse, les fleurs des Bougainvilliers, les nombreux passants, la lumière, les couleurs des échoppes que l'on discerne au loin... Ava se cale dans son fauteuil, tend la tête en fermant les yeux, visage face au soleil, et respire profondément. Il y a bien longtemps, ici, il n'y avait qu'une toute petite terrasse abritée de quelques parasols rafistolés devant le café L'Orient. C'était bien plus modeste mais l'on pouvait, juste en levant le nez, humer à pleins poumons le parfum enivrant des stands d'épices voisins. Voyages olfactifs.

 

Ils ont élargi la place, toutes les vieilles boutiques qui se trouvaient ici avant la rénovation du quartier ont disparu. Tout semble pourtant encore résonner si fort en elle. Et l'ambiance de ce coin du Caire, même si les infrastructures, elles, ont bougé, reste néanmoins incroyablement semblable.

 

1993. Le Caire, en plein mois du Ramadan.

 

Ava a 24 ans. Elle est partie s'installer dans la capitale égyptienne pour huit mois. Elle a proposé à la rédaction du mensuel qui l'emploie un sujet sur la dispersion, dans une indifférence à ses yeux intolérable, des trésors de l'Égypte pharaonique aux quatre coins du monde.
Cela fait deux mois qu'elle est arrivée. Elle habite dans une résidence plutôt chic où vivent d'autres journalistes de provenances diverses. Elle apprend sur le tas, à leur côté, ce qu'est le statut particulier des « envoyés spéciaux ». Ces femmes, ces hommes expatriés, de quelques mois à toute une vie, dans une ville d'un pays qui n'est pas le leur et dont ils adoptent les usages, les coutumes. Car ce n'est qu'ainsi qu'ils peuvent travailler le plus efficacement : fondus dans la masse...

Ce jour-là, Ava accompagne Matthiew, une pointure en matière d'artisanat traditionnel du Moyen-Orient. Le butterfly – comme le surnomment gentiment les habitants du bâtiment 7 – désire interviewer un artisan du souk pour lequel il manifeste un intérêt tout particulier : un métallurgiste / sculpteur talentueux et une sorte de prophète aux yeux de l'Américain. Matthiew adore aller lui rendre visite. Et aujourd'hui, il a un sujet en or à discuter avec lui.

Elle le suit donc en sortant du taxi. Ils rejoignent un escalier de fer sur lequel Matthiew s'engage en fredonnant un air aux sonorités arabes. Elle grimpe les marches derrière lui et happe mentalement tout ce qui tient lieu de décor à ce moment : lumières dorées, couleurs chaudes, odeurs d'épices et de gasoil, chaleur douce, bruits de klaxons. Le Caire, c'est la vie grouillante, se dit-elle en savourant cette énergie qui la rend joyeuse. On entend de la musique, une radio allumée dans une échoppe diffuse un titre-phare d'Oum Kalsoum. Ils arrivent en haut de l'escalier et là il faut traverser - sur une passerelle métallique ajourée - la large avenue qui passe en-dessous. A mi-chemin, elle se fait brutalement percuter par une femme en burqa qui court comme elle peut, malgré le long voile qui la couvre de la tête aux pieds. Ava a vu son regard, l'espace d'une seconde, derrière la grille de tissu. Un furtif échange d'une intensité désarçonnante. En un infime instant, son esprit a enveloppé la scène : sa blondeur ébouriffée par le vent, ses lunettes de soleil et ses vêtements légers en toute insouciance, face à cette silhouette entièrement camouflée, ce fantôme lugubre se mouvant avec peine ; un symbole de liberté face à un symbole d'obscurantisme.
La femme à la burqa lui a glissé un papier dans la main avant de reprendre sa course malaisée. Ava lit : « I AM DANGER. CAN HELP ME ? SO LET US MEET AT 12:00 IN FRONT EGYPTIAN MUSEUM TOMORROW. IF YOUR GOD AGREE. THANK YOU AND PLEASE. »

Pendant toute la journée, et jusque très tard dans la nuit, elle ne cesse de soupeser le pour et le contre de ce qu'entraînerait une intervention de sa part dans la vie de l'inconnue dont elle n'a aperçu que les yeux. A trois heures dix du matin, sa décision est prise : elle ira au rendez-vous.

 

Lorsqu'elle arrive au lieu convenu, une silhouette bleu nuit suivie d'un jeune garçon viennent à sa rencontre. La femme voilée dépose quelques pièces dans la main tendue de l'adolescent, puis celui-ci s'en va, sans rien dire. Ava comprendra plus tard que Najla, pakistanaise musulmane et mariée, n'a aucun droit de se promener seule dans les rues d'une quelconque ville. Najla lui expliquera que, lorsqu'elle est au Caire, il lui arrive fréquemment de demander à des gamins des rues de l'accompagner, contre rétribution. Ainsi du moins minimise-t-elle le danger de se faire repérer.

Elles franchissent le portail du musée égyptien qu'Ava connaît si bien et s'installent côte-à-côte sur un des bancs du jardin.

 

Pendant une heure Najla s'évertue à expliquer, en dépit de son anglais approximatif, les raisons qui l'ont poussée à demander de l'aide à une occidentale. Elle lui fait le récit de l'histoire terrible, commune à tant de femmes musulmanes mariées très jeunes à des hommes certains – par le droit divin – d'avoir droit de vie et de mort sur leurs épouses. Mais Najla, elle, n'en peut plus de cette situation. Au Caire elle a fréquemment rencontré en secret des égyptiennes libres, ouvertes et curieuses de la culture occidentale, en particulier en ce qui concerne la place de la femme. Elle a eu accès à Internet et aux chaînes de la télévision égyptienne. Sa situation lui est devenue une torture. Elle veut s'enfuir, ou mourir.

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